Neige Sinno

Triste tigre
Ed, P.O.L (août 2023)

Le récit d’une femme qui a été violée par son beau-père pendant plusieurs années. Attention, ce livre sera dur à la lecture, mais aussi incroyablement intelligent. Un ouvrage nécessaire comme témoignage, mais aussi comme impulsion de réflexion et comme objet littéraire.

Neige Sinno interroge beaucoup dans son livre, elle essaye de comprendre qui est le Monstre, comment le Mal arrive. Elle interroge sa place, les traumatismes qui restent, toute une vie après avoir été violée. Comment une enfant, puis une adulte, se construit dans, par, avec ses blessures. L’autrice pose aussi la question de l’intérêt d’écrire, de l’intérêt de partager. Des réflexions judicieuses, pertinentes, brillantes, dans un monde où souvent certains et certaines se racontent sans complexe, voir sans qualité littéraire. Oui, car, aussi, le livre de Neige Sinno est excellement bien écrit.

Il y aura des scènes dures, crues, où le viol est décrit, où les paroles sont d’une violence difficilement supportables. Il y aura aussi des moments d’une grande humanité, où l’autrice dévoile une sincérité touchante.
Il y a surtout tout un cheminement de réflexion pour comprendre, décortiquer, trouver des réponses, parvenir, et également à transmettre quelque chose, à dire, à faire entendre, et dans tout cela, se reconstruire.

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Habituellement, je ne suis pas du tout cliente de ce genre d'ouvrages : récit/témoignage, ni sur le sujet de l'inceste/viol. Trop souvent l'écriture de ce type de livre est plate, ennuyeuse, pour moi, et l'intérêt n'est que de regarder l'horreur qui se passe chez l'autre.
Souvent, j'ai besoin de la fiction, de l'écriture romancée, pour entrer dans un livre.
Mais Neige Sinno, si son style n'est pas romanesque, a une écriture très travaillée, très précise. Et son ouvrage est d'une grande intelligence, il pose beaucoup de questions, de réflexion, sur la soi-disant résilience, la guérison, sur le pouvoir des mots, de la littérature, sur le piège de l'écriture cathartique, sur le système judiciaire, l'incarcération...
C'est à la fois un essai qui pose de bonnes questions et un fin témoignage.

-Triste tigre-

Un jour j’ai compris que c’était terminé tout ça, le viol, l’enfance, la famille. Maintenant je pouvais partir vivre ma vie. J’ai cru que j’étais libre. Mais on n’est jamais complètement libre, puisque rien ne finit vraiment et que si on devient quelqu’un d’autre, cette part de nuit continue son chemin elle aussi.

Un drôle d'ouvrage, une sorte d'Ovni littéraire qui n'aurait pas l'allure d'un réquisitoire mais ferait plus que dénoncer, serait plus qu'un témoignage. Neige Sinno, en s'efforçant de garder le maximum de distance, tente de rentrer dans le psychisme de son bourreau, de se positionner sur d'autres angles. De ce type qui, une fois ses pulsions assouvies et sa peine expirée, a vécu une autre existence sans plus de remords. Celui de sa mère aussi. Comment a t'elle pu ne rien percevoir et, le silence rompu, supporter une année sous le même toit. On se demande aussi. Comment tout cela a pu persister jusqu'à ses 14 ans sans que personne n'ait de doute. L'horreur à portée de vue, de conscience des autres, et la vie qui continue quand même.

La compréhension se bloque, on reste avec ces questions. L'autrice nous parle d'une "autre dimension" dans laquelle rentre la victime (et aussi son bourreau) déconnectée du réel, un univers à part, étrange et maléfique qui se superposerait au réel, dans laquelle l'autre aurait tous les droits, utiliserait son autorité, voire son aura, pour imposer sa puissance, celle face à laquelle l'enfant ou le plus faible ne peut dire non. De peur de détruire la cellule familiale, d'endosser cette responsabilité. Un peu comme si la victime devenait coupable à son tour.
 
Se référant à de multiples écrits et témoignages diverses, elle creuse sa réflexion, sonde le mal, analyse le mécanisme de l'emprise, touche du doigt ce qui en fait sa monstruosité. La question reste en suspend. Tragique, glaçante. Une enfance saccagée, le reste condamné à faire avec cette souffrance.

L'écriture comme défouloir mais où la résilience n'existe pas. Il ne faut pas se voiler la face. Il ne peut y avoir de beauté dans cet acte de confession, on ne peut le transcender. Neige Sinno insiste là dessus, c'est une mutilation, une anomalie portée en soi, quelque chose qu'on n'éradiquera jamais.

J'ai failli ne pas arriver jusqu'au bout tant cette lecture est éprouvante. Les mots sont crus, l'ensemble rude. J'ai eu besoin de souffler, d’ingérer tout ça. Et pourtant un texte qui ne se complet pas dans des descriptions scabreuses mais qui va droit au but. Dénoncer l'innommable sans détour, au plus près. Un livre complètement à part. A lire pour ceux qui peuvent, ce n'est pas une lecture plaisante, c'est clair..