John Freeman
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John Freeman
Critique littéraire (il a présidé le National Book Critics Circle aux États-Unis), éditeur, intervieweur patenté, John Freeman a longtemps dirigé la revue Granta à Londres.
De retour à New York, il crée sa propre revue Freeman's et dirige la rédaction du site littéraire américain Lit-Hub.
Vous êtes ici est son premier recueil de poèmes (Actes Sud, 2019).
Source : Editeur
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Life is a lot like Jazz
Best when you improvise
George Gershwin
Re: John Freeman
Vous êtes ici
Présentation de l’éditeur
Formes courtes, pudiques, presque modestes, les poèmes de John Freeman dessinent une cartographie intime qui laisse puissamment entrer le monde entre ses lignes. Et raconte un ici et maintenant où l’ici peut être un peu partout – Alger, Beyrouth, Damas, Oslo, Paris, Sarajevo ou les plis d’une Amérique sans gloire. Une poésie vivante et sonore, voyageuse et rapide, qui fait de nous ses fraternels contemporains et parcourt la planète – et le passé – comme les lignes de la main. S’exercent ici la capture des choses perdues, la domestication d’un chagrin indomptable, l’extension du domaine des souvenirs dans la tentative entraînante de rendre l’avenir possible.
J’espère que vous allez apprécier le « sacrifice » que j’ai fait pour vous – acheté ce recueil de poèmes en version française pour pouvoir les partager avec vous
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George Gershwin
Re: John Freeman
Rocklin
Je l’ai vue sortir de la cuvette
de nos collines, les arbres disparaissaient,
mois après mois, remplacés par des routes lisses,
des écoles vides, des culs-de-sac et des parcelles taillées dans la masse,
des maisons inachevées, des murs antibruit qui incurvaient
les routes en larges sourires de ciment. On
y allait dans les voitures de nos parents – dépassant
les manoirs en toc –, jusqu’aux ronds-points en marguerite,
les feux encore dans leurs housses de mousseline
oscillant lentement dans la brise d’été,
l’air si sec et si chargé de pins qu’on pouvait entendre
les coups de marteau à des kilomètres.
Une ville fantôme, sans ce bruit. On
s’asseyait dans le stade inachevé du lycée, au bord
de ce qui deviendrait les gradins, le multiplexe
à moitié construit au loin, on écoutait le rien
devenir quelque chose, en attendant que le ciel
vire au violet, que le trafic se taise.
Bientôt l’heure du couvre-feu, alors on rentrait à fond à travers
la ville désormais sans limites, radios poussées à bloc
pour noyer nos cœurs lancés à toute allure, les pneus crissaient
sur les grandes artères veloutées. On pensait
que ça ne s’arrêterait jamais,
le ciel vide, cette ville sans importance,
et on retenait notre souffle en éteignant
les phares pour brûler les feux rouges.
Je l’ai vue sortir de la cuvette
de nos collines, les arbres disparaissaient,
mois après mois, remplacés par des routes lisses,
des écoles vides, des culs-de-sac et des parcelles taillées dans la masse,
des maisons inachevées, des murs antibruit qui incurvaient
les routes en larges sourires de ciment. On
y allait dans les voitures de nos parents – dépassant
les manoirs en toc –, jusqu’aux ronds-points en marguerite,
les feux encore dans leurs housses de mousseline
oscillant lentement dans la brise d’été,
l’air si sec et si chargé de pins qu’on pouvait entendre
les coups de marteau à des kilomètres.
Une ville fantôme, sans ce bruit. On
s’asseyait dans le stade inachevé du lycée, au bord
de ce qui deviendrait les gradins, le multiplexe
à moitié construit au loin, on écoutait le rien
devenir quelque chose, en attendant que le ciel
vire au violet, que le trafic se taise.
Bientôt l’heure du couvre-feu, alors on rentrait à fond à travers
la ville désormais sans limites, radios poussées à bloc
pour noyer nos cœurs lancés à toute allure, les pneus crissaient
sur les grandes artères veloutées. On pensait
que ça ne s’arrêterait jamais,
le ciel vide, cette ville sans importance,
et on retenait notre souffle en éteignant
les phares pour brûler les feux rouges.
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Best when you improvise
George Gershwin
Re: John Freeman
Sarajevo (Été 2016)
Elle a montré quelque chose, à deux cents mètres : là. J’avais
quinze ans. On buvait du vin devant
une librairie. Le bombardement a duré
toute la nuit. Le coucher de soleil vermeil, le fleuve
tout près. Le théâtre était si plein
que les gens s’asseyaient sur les genoux les uns des autres.
Les bombes tombaient à côté de nous toutes
les deux minutes, des morceaux de la scène explosaient.
Je suis adossé à une voiture, métal
froid, vitres teintées. Les acteurs,
me dit-elle, n’ont pas bronché, pas raté
la moindre réplique. Les spectateurs
n’ont pas bougé, pas
fait un bruit.
Tu es ici ; tu as survécu ;
et tu es là-bas —
le sol secoué, les rues éventrées —
tu assistes à une pièce de théâtre
qui dure, pour l’éternité.
Elle a montré quelque chose, à deux cents mètres : là. J’avais
quinze ans. On buvait du vin devant
une librairie. Le bombardement a duré
toute la nuit. Le coucher de soleil vermeil, le fleuve
tout près. Le théâtre était si plein
que les gens s’asseyaient sur les genoux les uns des autres.
Les bombes tombaient à côté de nous toutes
les deux minutes, des morceaux de la scène explosaient.
Je suis adossé à une voiture, métal
froid, vitres teintées. Les acteurs,
me dit-elle, n’ont pas bronché, pas raté
la moindre réplique. Les spectateurs
n’ont pas bougé, pas
fait un bruit.
Tu es ici ; tu as survécu ;
et tu es là-bas —
le sol secoué, les rues éventrées —
tu assistes à une pièce de théâtre
qui dure, pour l’éternité.
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